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La Fête de San Martino | ||
11 novembre: S.Martino | La "svinatura"(dégustation) | La place | La cocagne | L’entreprise personnelle |
Souvenirs
du Dr. Giovanni Turziani, médecin, né à Gubbio en 1911.
Libre
adaptation du récit publié dans : « Le corti sul fosso »,
1973.
Traduction du Michèle Laurent
- Joué-lès-Tours - France
La dégustation
("svinatura")
…ce n’est pas une journée
quelconque, ce n’est pas une fête quelconque ; aujourd’hui c’est le
jour du « vin nouveau » : ceci est la vraie fête, la vraie
reconnaissance, dans son contenu essentiellement.
De grandes accolades et de larges sourires s’entrecroisent et ricochent de
l’un à l’autre, ce sont les « seigneurs » de S.Antonio (la
partie Est de la ville où habitent, principalement, nobles et riches), c’est
vrai, mais il ne se distinguent pas de la masse populaire qui les connaît et
les estime. Et puis aujourd’hui, tous ceux qui sont là se sentent égaux,
tous des « Sammartinari ».
-
Où allons-nous en premier, chez
« Nina » ou chez « Tota » ?-
-
Moi, je passerais bien chez
« Caino » qui doit en avoir du bon –
-
L’Erminia a fait savoir qu’elle
avait un vin blanc des vignes qui met l’eau à la bouche, pourquoi ne
passerions-nous pas d’abord chez elle ? –
Qui vote pour l’un, qui vote pour l’autre ; la décision est enfin mûrie :
d’abord chez « Tota ».
C’est un peu éloigné, hors de porté ; mais on ne compte pas. Le pas s’accélère ;
la main paternelle serre et tire, un peu plus fortement. Moi je m’adapte, à
contrecœur : je n’ai pas le choix !
…. Le parcours des « ruelles de l’abondance » traverse le pont
au-dessus du torrent ; le bout de la place, théâtre de la fête,
se présente dépouillé : en effet il est encore bien tôt, tout
n’est pas prêt.
La scène pour la fanfare est vide, les banderoles multicolores sont peu
nombreuses, les ballons vénitiens sont éteints, les gens sont rares et encore
un peu léger. Les préparatifs battent leur plein, deux hommes en haut d’une
échelles sont entrain d’accrocher sur le mur de la maison en face de l’église
un portrait de « Gambine », car aujourd’hui c’est aussi « l’anniversaire »
du Roi (Victor Emanuel III). Autour du portrait, bien que les habitants du
quartier soient presque tous républicains et « subversifs », ils
ont mis des fleurs et des ampoules, comme à la Madonna ; au contraire,
comme à l’enfant Jésus, précise un passant, à ce moment-là, parce que si
tu enlèves les moustaches, « le reste est en tout égale à un enfant ».
On dépasse la place, on avance dans d’autres ruelles, derrière le théâtre.
Et nous voilà chez la « Tota », finalement !
« Bonsoir, dame Tota »
« Ooh ! Regardez qui va là ! Comment va, maître ? »
« Pas mal, et vous autres »
« Sieur Cencino, santé »
« Santé à vous tous ! »
« Alors, comment est ce vin des vignes ? »
« Il fait renaître les morts sieur docteur ! »
« J’espère bien que non, par dieu ; autrement je prend mes jambes
à mon cou »
Tous rient. L’ambiance est familiale, chaleureuse, sereine, à la bonne.
Il y a une odeur âpre de vin partout ; il y a de la fumée, du bruit, la
bringue.
Il y a aussi une pergola avec la table de marbre ronde à l’entrée ;
mais dehors il fait froid. Dans l’attente de la distribution il y a tant de
gens, trop : ils fument, crient, se pressent, blasphèment, crachent
parterre ; des coups de main, de coude, des pieds écrasés, l’air opaque
et irrespirable ; des figures allègres, contentes, rouges, congestionnées.
« Je vous fais goûter le blanc ou le rouge ? »
La décision est simple et unanime : blanc et rouge, les deux ensemble ;
pour commencer.
« On fait un casse-croûte ? » demande le père.
« Non pas déjà, c’est trop tôt », disent les autres.
« Moi, je veux des châtaignes » dis-je, catégorique.
Rien ne m’arrêtera dans mon élan : les châtaignes sont déjà dans ma
poche. C’est trop aimable à eux, c’est pour que je me tienne tranquille.
Les verres à la lumière, la couleur et la limpidité du vin sont étudiées
attentivement, puis on sent à plusieurs reprises et finalement avec un léger
claquement de la langue, on goûte.
Sérieux, chagrinés, statuaires, ils dégustent et se regardent, sans parler.
On fait quelques signes de la tête, des regards approbateurs se croisent
à travers les lunettes, des interrogations rapides des yeux, curieux, s’entrecroisent.
La dégustation est faite !
Ce que je n’ai pas dit, c’est que la « tournée » des dégustations
a un but, bien précis, séculaire : trouver la qualité du vin de chez
nous qui finalement plaira à tous.
Solano, l’hôte du scopone, se ravitaille pour la bande, pour tout l’hiver.
La recherche continue.
Puis le départ, de nouveau, d’autres dégustations, de nombreuses dégustations ;
Les têtes commencent légèrement à s’embrumer, les langues ne sont plus
promptes, ont quelques difficultés, quelques incertitudes, les jambes, du moins
pour l’heure, sont rangées.
La
« tournée » est finie. Le choix est fait. Le « petit rouge »
de la Tota a gagné. La place se rapproche, la fête peut commencer ; avec
elle commencera « ma » tournée, « mon » heure.
La place
La
cocagne
Gros, robuste, un haut poteau, fixé dans le sol et qui se dresse ardemment à
la conquête du ciel. A son extrêmité, tout en haut, il y a chaque bien de
Dieu : saucisses, salami, pigeons, mortadelle, flasques de vin et tant
d’autres bonnes choses, à faire rouler les yeux et achever l’estomac.
Voici le grand idéal : conquérir ce sommet, tenter comme les autres de
me hisser jusque là-haut. Comme ce serait bien !
Cette satanée main du père, pourtant, quel désespoir ! Comme elle serre !
La fanfare attaque. C’est une marche légère, enthousiaste, qui enlace tout.
La place semble se figer ; elle est remplie de gens qui se tassent, se
saluent, se taquinent, s’amusent ; des gens qui se cherchent, qui se
trouvent, qui se perdent, qui s’appellent, de loin, de près. A qui parle, a
qui scande la marche avec le chef, à qui courtise la belle femme du peuple, à
qui passe rapidement l’angle de la pharmacie pour un besoin urgent, à qui
entre dans le café d’ « Oreste de Gigione » qui finalement
aujourd’hui fait des affaires, à qui combine quelques farces, à qui est déjà
saoul et parle tout seul. Un groupe, de son côté, chante à s’égosiller
pour son propre compte une chanson, incompréhensible dans le grand fracas de
la place.
La marche est finie ; la fanfare se tait ; les aplaudissements sont
longs, chaleureux ; le maestro Secca s’incline satisfait.
La foule s’amasse autour du mât, impatiente.
Le premier concurrent se présente. Torse nu (par ce froid !), musclé ;
pantalons courts rapiécés ; pieds nus.
L’ascension commence ; quelques brassées énergiques, quelques progrès
initiaux, puis l’immanquable arrêt, puis une glissade et une autre encore et
des efforts désespérés pour se retenir ; commencent les rires de la
place toute entière qui s’amuse, qui incite, qui encourage.
À peine à deux mètres du sol le mat est fortement enduit d’une graisse épaisse,
plus épaisse au fur et à mesure que l’on progresse vers le sommet. Les
efforts des grimpeurs se brisent ainsi contre cette barrière visqueuse,
impalpable et après la première brève avancée voilà les inévitables
glissades, les mouvements burlesques insensés et comiques dans leur tentative
de résister. Puis finalement, un vol plané plus rapide, infreinable, jusqu’au
sol. La conquête du sommet est encore une chimère.
« Sous un autre », dit une voix, de temps en temps.
Il en va ainsi, l’un après l’autre, ils s’y essayent, s’écroulent, se
retiennent, avec entêtement, les jeunes et les enfants. La place rit, se
convulse, spasmodiquement. Moi aussi je ris, le père aussi, les amis, tous. La
compétition continue, infatiguable. Plus ils tentent ainsi, plus le mât
assailli se dépouille de sa graisse ; ainsi plus le temps passe, plus la
victoire devient possible.
Les concurrents restent cependant toujours les mêmes (c’est réglementaire),
avec les mêmes vêtements désormais tout graisseux, avec le même roulement.
Voilà que finalement s’avance « Zanzara ».
C’est un garçon petit, maigre, harmonieux ; le visage éveillé,
souriant à pleines dents.
Il commence l’ascension, lentement, méticuleusement ; avec style il
progresse, toujours plus haut, cela en est excitant.
La foule ne se contient pas ; c’est un hurlement, un vacarme
assourdissant. Les femmes poussent des cris stridents, les hommes brailles en
gesticulant, chacun sifflant à la « pecorara » ; tous battent
des mains, encourageant.
L’ascension de « Zanzara », continue, toujours plus difficile, de
temps en temps interrompue par une pause pour reprendre son souffle, ou par une
glissade contrôlée avec dextérité.
La place sent que c’est lui qui triomphera. Moi aussi je le sens et je l’envie ; il me sembre être un dieu, un conquistador, un Maître.
La main paternelle serre toujours plus ; il sent mon frémissement,
incontenable, mon excitation grandissante : les yeux sont dilatés,
le souffle court. Que c’est beau ! Et pourquoi pas moi ?
Le vacarme de la place est étourdissant ; les encouragements se succèdent
par tous les moyens, par tous les sons. Les hurlements, les cris, les
sifflements, tout, tout est au paroxisme. Zanzara triomphe, le voilà, oui,
il a touché les saucisses : le mât est à lui.
Une coups de trompette salut le vainqueur ; les applaudissements frénétiques
de toute la place lui font cœur, se prolongent. Le père aussi applaudit ;
moi aussi j’applaudis, finalement libéré.
La fanfare attaque une nouvelle marche, les gens font la cohue autour du
triomphateur, les lumières sont plus brillantes qu’avant, les moustache de
« Gambine » semblent bouger pour participer à la liesse générale
et aux félicitations ; quasiment toute la place chante en cœur :
« C’est finit la cocagne
Et
le vin de la vigne »…
L’entreprise personnelle
Je n’en peux plus ! Déclic
inattendu, je m’approche du mât rapide comme l’éclair, et je commence l’ascension,
moi aussi.
Oooohh ! Tout va si vite.
Le père, mon adversaire direct, a été pris par surprise ; c’est
seulement lorsque je suis déjà arrivé à la moitié du mât et que tous les
gens regardent le spectacle supplémentaire inattendu, qu’il réalise que la
chose au-dessus, là-haut, c’est moi.
Sa bonne figure regarde abassourdie ; le groupe des amis l’entoure en
rirant et en me montrant du doigt ; le docteur fait des signes menaçant
avec les mains tout en secouant la tête d’un air réprobateur.
La fanfare joue, les gens me regardent, cette fois, parbleu !
Je continue à monter, à me fatiguer, mais je continue : désormais je
suis compromis !
Comment a-t-il fait pour m’ôter les chaussures en un éclair est aujourd’hui
encore un mystère pour moi. Les chaussettes, heureusement, je les avais conservé
et elles me firent bon usage pour cette ascension qui n’en finissait jamais.
Le pantalon des beaux habits de fête avec la veste à trois boutons et le nœud
rouge au col : oui, moi, je suis un concurrent soign ! E puis un de
S.Antonio, de ceux qui ne sont pas bons à ces choses ! Je leur ferais voir
moi ! L’honneur du quartier est entre mes mains !
Je poursuis mon assension, stimulé par cette réflexion ; quelques
glissades moi aussi, tout de suite retenues avec un peu d’astuce, contre ce résidu
de graisse.
Avec la manche de la veste des beaux habits (les yeux et les gestes que faisait
mon père sur la place !) je frotte soigneusement le bois, en montant ;
puis la main se saisit du bois désormais propre et se hisse avec plus de sureté.
Et il en va ainsi : nettoyage préventif et petit pas successifs ; moi
aussi, je finis au sommet, victorieux !
Quelle émotion ! Quel moment inoubliable !
La place applaudit, la fanfare continue de jouer la marche jamais interrompue
durant mon effort, le père toujours plus hébété.
Je vois l’oncle Romolo qui joue et me regarde ; également le maestro
Secca, la tête tournée, qui regarde en souriant et laissent les mains savantes
diriger toutes seules.
Encore un coup d’œil satisfait à la foule sur la place ; puis la
descente, rapide, a « candeletta ». Je trouve mes chaussures ;
je ne les mets pas. Je dois filer, d’urgence ; j’ai à peine le temps
de pencher la tête et de sentire le bruissement d’une main qui a manqué sa
cible, et un murmure menaçant : « à la maison nous règlerons
nos comptes, fripons ! »
Je disparais rapidement dans la foule, les chaussures à la main.
Tant d’injustice sur terre !
A Zanzara tous les honneurs, le coups de trompe, les applaudissements officiels
de la foule, toutes ces choses là-haut au sommet en guise de récompense. Pour
moi, pas de coup de trompe, pas d’applaudissements, pas de récompense ;
juste le sifflement d’une claque qui pour le moment a échoué, sérieux prélude
de l’inévitable bourrasque à venir.
Dommage ! Quand on est incompris, quelle colère !
De toutes façons, j’ai vaincu moi aussi. Et vive la cocagne !